Le Rêve
Le thème | Textes d'orientation

L’être, c’est le désir *

Jacques-Alain Miller

La métaphysique de l’action analytique,
De la reconnaissance à la cause du désir,
La jouissance, cause de la réalité psychique.

Jacques-Alain Miller

J’ai été formé par l'enseignement de Lacan à concevoir le sujet comme un manque-à-être, non substantiel, ce qui a une incidence radicale dans la pratique de l’analyse. Dans le dernier enseignement de Lacan – ces indications de plus en plus parcellaires, énigmatiques, réclamant d’y mettre beaucoup du sien – , la visée du sujet comme manque-à-être s’évanouit. À la place de cette catégorie ontologique — à proprement parler puisqu’il y est question d’être —, vient ensuite celle du trou, qui n’est pas sans rapport avec le manque-à-être, mais pourtant d’un autre registre que l’ontologie.

Cela me contraint à penser le rapport, la filiation et pourtant la différence entre le manque-à-être et le trou par lequel Lacan voulait dans son dernier enseignement définir le symbolique lui-même. Le recours au nœud n’a fait que rendre cette catégorie d’autant plus insistante puisque chacun des ronds de ficelle dont il s’emparait peut être filé autour d’un trou. Le renoncement à l’ontologie l’a conduit du manque-à-être au trou. Et cela reste à penser.

Ma première pratique s’est réglée sur le désir, entendu comme ce qu’il s’agit d’interpréter, sans pour autant méconnaître que c’est aussi bien le faire être. L’interprétation en cela est créationniste. Elle institue une certaine puissance de la parole, qu’il faut sans doute apprendre à acquérir, comme cela s’enseigne dans les contrôles.

L’essentiel dans cet enseignement n’est pas l’art du diagnostic, même si c’est là que réside le souci du débutant qui veut savoir à quel type de sujet il a affaire. Ce que l’on tente de lui transmettre, c’est la méthode permettant à sa parole d’acquérir de la puissance. Elle se laisse ramener à ceci – il faut apprendre à se taire. La parole ne porte et ne retient l’attention du patient qu’à condition d’être rare, même si elle le conduit à côté des formations de l’inconscient. Comme le dit Lacan dans son dernier texte publié dans les Autres écrits, page 571 – « [...] il suffit que s’y fasse attention pour qu’on en sorte [de l’inconscient] ». C’est pourtant ce qu’il s’agit d’obtenir par l’interprétation. Il y a un terme que vous ne pouvez vous prévaloir de faire être, celui de jouissance. Là, vous devez vous désister de toute intention créationniste, vous faire plus humble.

 

1

Interpréter, le mot ici défaille, et il faudrait lui en substituer un autre comme cerner, constater. Je ne suis pas satisfait de ce vocabulaire, et voudrais parvenir à mieux dire ce dont il s’agit pour l’analyste au regard de ce qui outrepasse l’ontologie. « [...] j’ai mon ontologie », dit Lacan, et il ajoute « — pourquoi pas ? — comme tout le monde en a une, naïve ou élaborée. » Je cite ici le Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, page 69. L’enseignement de Lacan se tient au niveau de l’ontologie et, lorsqu’il s’en est désisté, nous avons perdu les pédales ! C’est pourquoi je veux demeurer sur ce point avant d’essayer d’avancer.

Lacan a inscrit son ontologie dans la tentative de Freud de donner corps à la réalité psychique sans la substantifier. Ne pas substantifier la réalité psychique, c’est précisément ne pas la psychologiser. Aucun des schémas proposés par Freud pour articuler la réalité psychique, y compris le schéma en œuf de sa seconde topique, ne doit prêter à une différenciation d’appareil. L’idée qu’il ne s’agit pas ici de substance, c’est-à-dire d’appareil différencié dans l’organisme, nous conduit à récuser les tentatives d’asseoir la théorie freudienne sur une investigation du fonctionnement du cerveau. Il ne manque pas aujourd’hui de chercheurs pour essayer de valider les intuitions de Freud en cherchant à repérer les instances qu’il a pu distinguer, grâce à l’imagerie à laquelle leur donne accès la technologie développée dans les dernières décennies. Il s’agit là d’une tentative de donner corps à la réalité psychique en la substantifiant.

Dans son premier enseignement, Lacan a tenté, au contraire, d’élaborer un être sans substance. Que veux-je entendre par cette expression ? Je désigne un être qui ne postule aucune existence. Comme il n’est pas sûr que le terme d’existence soit plus clair que celui de substance, précisons qu’il est question d’un être sans réel, celui du sujet qui ne s’inscrit qu’en s’en différenciant et en se posant au niveau du sens. C’est à ce niveau-là que se tient l’ontologie de Lacan, qui est une ontologie sémantique.

Lacan est allé puiser dans Freud de quoi soutenir le terme d’être. Il a dû compulser l’œuvre de Freud peu prodigue d’une telle référence pour la trouver dans la Traumdeutungau chapitre 7 — lorsque Freud traite, dans la partie marquée E, du processus primaire, du processus secondaire et du refoulement — sous la forme de l’expression KernunseresWesen, le noyau de notre être. Lacan s’est emparé de cet hapax — à ma connaissance cette expression n’a jamais été dite qu’une fois par Freud — pour dire que l’action de l’analyste va au cœur de l’être et qu’à ce titre, lui-même y est impliqué.

Reportons-nous à ce passage de Freud que vous trouverez page 631 de la dernière traduction de la Traumdeutungpar Jean-Pierre Lefebvre, que je trouve éminemment recommandable. Où cette expression s’inscrit-elle exactement ? Elle s’inscrit dans la différence entre les deux processus psychiques distingués par Freud, primaire et secondaire. Il reconnaît le caractère fictif de sa construction en indiquant qu’un appareil psychique qui ne posséderait que le processus primaire n’existe pas. Ce caractère de fiction n’empêche pas de penser que des processus secondaires — on passe au pluriel — se développent par après. C’est l’idée d’une orientation temporelle, il y a d’abord et il y a ensuite. Entre les deux, réside une lacune, un écart. Les processus secondaires inhibent, corrigent, dominent les processus primaires. Gardons l’idée qu’il y a du primaire, et que vient s’implanter ensuite un appareil opérant sur lui. Cela explique que l’inconscient n’est pas à livre ouvert.

C’est ici que Freud introduit l’expression le noyau de notre être en le situant au niveau primaire, avant que n’intervienne un appareil ou une configuration susceptible de retenir ces processus, de les dévier, de les orienter. Selon Freud, ce noyau est à situer au niveau primaire au sens où celui-ci serait constitué de mouvements désirants inconscients – suivant la traduction de Lefebvre – dont il précisera qu’ils sont issus de l’infantile. Nous pouvons situer une ontologie freudienne en ces termes – le noyau de notre être est de l’ordre du désir, d’un désir impossible à saisir et à réfréner en dépit du secondaire. La réalité psychique est donc contrainte de se plier au désir inconscient.

Il y a là comme une maîtrise impossible que Lacan répercutera jusque dans ses quatre discours, où il inscrira le signifiant-maître comme impuissant à dominer le savoir inconscient. Maîtrise impossible, il est seulement permis au processus secondaire de faire dévier les processus primaires vers ce que Freud appelle des buts plus élevés qu’il désignera plus tard par sublimation. Je ne retiens que cela – pour Freud le noyau de notre être est au niveau du désir inconscient, et ce désir ne peut jamais être maîtrisé ou annulé, mais seulement dirigé. C’est ce que Lacan visait en pensant sa pratique sous le titre de « La direction de la cure ».

Le premier enseignement de Lacan — celui qui a marqué les esprits avec « Fonction et champ de la parole et du langage » — culmine sur le désir constituant l’être du sujet. Comme j’essaie précisément d’ébranler cette ontologie lacanienne — comme Lacan lui-même a été conduit à l’outrepasser —, j’irai jusqu’à extraire de ces considérations une définition ontologique selon laquelle l’être, c’est le désir.

C’est bien pourquoi en ponctuant l’expression de Freud, le noyau de notre être, Lacan peut dire, comme en incise, qu’on ne s’inquiète pas « à la pensée que je m’offre ici encore à des adversaires toujours heureux de me renvoyer à ma métaphysique. »

 

2

Ces adversaires, Lacan les brave en paradant avec sa métaphysique. Je retrouve la même expression, qui montre qu’il l’assume, dans le discours par lequel il présentait son Rapport de Rome. Il évoquait alors l’analyste débutant « que sa psychanalyse personnelle, [il employait cette expression] ne lui rend pas plus facile qu’à quiconque de faire la métaphysique de sa propre action [...]. » Il faut entendre là l’énoncé de son ambition, à savoir faire la métaphysique de l’action analytique, c’est-à-dire assigner l’être sur lequel porte cette action. Je dirai même que le terme d’action implique ici celui de cause. À partir de ce que je fais comme analyste, comment puis-je être cause d’une transformation touchant le noyau de l’être?

Il prévenait d’emblée que s’abstenir de faire la métaphysique de l’action analytique, serait scabreux parce que cela reviendrait à la faire malgré tout, soit sans le savoir. Cela évoque l’argument selon lequel il faut philosopher parce que s’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher pour montrer qu’il ne faut pas philosopher. C’est ainsi qu’au départ même de son enseignement, Lacan concevait qu’on ne peut pas ne pas faire la métaphysique de la psychanalyse.

Comment l’entendre ? Quel est l’être sur lequel on prétend agir par l’analyse ? C’est dans la veine de cette interrogation que l’on rencontre la fonction de la parole, medium de la psychanalyse. L’intensité avec laquelle Lacan a promu la fonction de la parole et le champ du langage tient à ce que, pour lui, cette assignation linguistique est inscrite dans le cadre de la métaphysique de la psychanalyse. On a voulu la réduire à une exploitation de la linguistique, alors que la question qui animait Lacan était métaphysique – quel est l’être sur lequel cette opération prétend agir ?

C’est alors qu’il applique un axiome selon lequel il ne peut pas y avoir d’action d’un terme sur un autre s’ils ne sont pas homogènes. Il doit y avoir homogénéité entre l’action de l’analyste et l’être auquel elle s’applique, leur réalité est du même ordre ontologique.

Quelle est cette action ? Lacan la centre voire la réduit à l’interprétation, soit à donner un autre sens à ce qui est dit. Si on isole l’interprétation comme le noyau de l’action analytique, il faut considérer qu’elle opère dans l’ordre du sens. La métaphysique analytique comporte donc que l’être, c’est du sens. Autrement dit, la psychanalyse implique une ontologie sémantique. Ce que Lacan appelle le sujet, c’est précisément ce corrélat de l’interprétation, un sujet qui n’a d’être que par elle, un être variable en fonction du sens. Rien là qui soit de l’ordre de la substance, rien là qui ait sa permanence.

L’ordre du sens, comment le penser, sinon distinct de l’ordre du réel ? Je vais parler en termes d’intuition comme il le formule dans les Autres écrits page 136 — « qu’il y a une distance entre le réel et le sens qui lui est donné. » Cette distance est celle qui réside entre deux ordres, du réel et du sens, que Lacan ne cessera de commenter. Pour utiliser un terme de Saussure, il y a là une manière d’arbitraire dans laquelle Lacan voudra parfois voir une liberté du sujet. En tout cas le réel ne décide pas du sens, ni le sens du réel, ces deux dimensions ne communiquant pas entre elles. Si Descartes distinguait l’âme et le corps, et posait leur union, Lacan séparait le réel et le sens, mais sans jamais les unir.

Le pivot de l’action analytique étant la donation de sens, elle nécessite d’abord d’être attentif aux modalités sémantiques par lesquelles l’analysant vous communique ce qu’il vit. L’interprétation donne aussi du sens, mais pour permettre une venue à l’être, de faire être ce qui n’était pas, dont on peut inférer que ça veut être même si le sujet ne se l’avoue pas. L’analyste serait en quelque sorte l’accoucheur de l’être inaccompli ! Lacan retrouvait là les pouvoirs poétiques et créationnistes de la parole contrastant avec sa valeur réaliste.

Lacan évoquait d’emblée l’être pris dans l’engrenage des lois du blablabla qu’il a ensuite épelées avec le schématisme de la métaphore et de la métonymie, l’arborescence de son graphe du désir, etc. Mais la doctrine de l’inconscient sous-jacente en fait un phénomène de sens. Dans son discours initial, Lacan emploie ce terme de phénomène à propos de l’inconscient. J’ajoute sémantique.

J’ai passé beaucoup de temps à articuler, désarticuler les constructions de Lacan concernant ses engrenages linguistiques, mais je vise ici le niveau plus élémentaire de ce qui, dans la pratique, les soutient – l’inconscient comme le sujet a à être. Il s’agit, bien sûr, d’une intuition très restreinte mais qui est de nature à soutenir l’expérience analytique dans sa succession, dans la suite matérielle des séances. Le désir freudien, qualifiant le noyau de notre être, prend ainsi une portée ontologique.

Qu’est-ce qui peut conférer l’être au désir d’être ? La première réponse de Lacan, c’est la reconnaissance. Le désir comme désir d’être est un désir de reconnaissance en tant que seule la reconnaissance peut lui conférer de l’être. La reconnaissance signifie qu’il est entériné par celui à qui il s’adresse et qui l’interprète. Cette reconnaissance — terme hérité de Hegel — c’est la satisfaction du désir. En ce sens, la reconnaissance obtenue, l’analyse peut s’achever dans la satisfaction de la reconnaissance. Lacan dira aussi, bien plus tard dans son dernier écrit publié, que la fin de l’analyse est une affaire de satisfaction, mais très à distance de celle que je pointe ici.

 

3

Dans le premier enseignement de Lacan, se produit déjà un franchissement vers un au-delà de la reconnaissance repérable dans « La direction de la cure ». Il le fait au moment où il distingue désir et demande. Il s’aperçoit que la reconnaissance est ce que le désir demande, mais comme le désir porte aussi au-delà de la demande, aucune satisfaction de celle-ci, fût-elle de reconnaissance, n’est susceptible de satisfaire le désir.

Un déplacement se produit alors qui va de la reconnaissance du désir à sa cause. Le terme de cause se substitue à celui de reconnaissance. C’est le moment où Lacan ne se satisfait plus de définir le noyau de notre être par le désir inconscient, au rebours de ce qu’il avait pêché dans un des premiers grands écrits de Freud, la Traumdeutung. Il s’agit d’un déplacement à proprement parler ontologique.

Il advient lorsqu’il apparaît que le désir n’est pas l’ultima ratio de l’être, mais un effet de signifiant pris dans la connexion du signifiant au signifiant, dans les rails de la métonymie. Le texte « L’instance de la lettre » avec sa définition du désir, s’inscrit en faux par rapport à la dialectique de la reconnaissance. Cette construction inscrit le désir au niveau de la signification, avec sa valeur de renvoi, que Lacan transcrit dans cette formule, S (–) s, où entre signifiant et signifié, il n’y a pas émergence d’un nouveau sens. Le signifié y est retenu, ce qu’il écrit par un signe moins entre parenthèses. Dans cet effet métonymique — à distinguer de l’effet métaphorique qui s’inscrit de la même façon, mais avec un plus qui implique l’émergence d’un sens, S (+) s —, Lacan retrouve le manque-à-être par lequel il définissait le désir. Mais, il s’agit ici d’un désir incompatible avec la parole parce qu’il court sous les dits, et qu’aucune reconnaissance ne peut éteindre. C’est un désir qui ne peut s’interrompre en s’avouant, c’est un fantôme de la parole.

En passant de la reconnaissance à la cause, Lacan déplace aussi le point d’application de la pratique analytique du désir à la jouissance. Le premier enseignement reposait sur le désir d’être, et prescrit un certain régime de l’interprétation, celle de reconnaissance. C’est celle qui reconnaît et exhibe le désir sous-entendu – chaque fois que l’on s’emploie à déchiffrer un rêve, on pratique l’interprétation de reconnaissance. Il y a un autre régime de l’interprétation qui porte non sur le désir, mais sur la cause du désir. C’est une interprétation qui traite le désir comme une défense, le manque-à-être comme une défense contre ce qui existe.

Ce qui existe, au contraire du désir qui est manque-à-être, Freud l’a abordé par les pulsions, et Lacan l’a nommé jouissance. Freud a attribué aux pulsions une existence problématique en les disant mythiques, terme traduit abusivement par irréel, mais que Lacan dément en interprétant Freud. Dire que les pulsions sont mythiques, c’est plutôt considérer qu’elles sont un mythe du réel. Il y a du réel sous le mythe, et ce réel, c’est la jouissance.

Lacan a donné de cette cassure la formule suivante – le désir vient de l’Autre, la jouissance est du côté de la Chose. Le désir tient au langage et fait appel à l’Autre. La Chose n’est pas la vérité freudienne bavarde, mais le réel à quoi on donne sens. Au-delà de son premier enseignement, Lacan en est venu à ceci que le premier réel sur lequel s’exerce la donation de sens, c’est la jouissance. Ce versant de la Chose, où s’inscrit la jouissance, c’est le symptôme, soit ce qui reste quand l’analyse finit au sens de Freud. C’est aussi ce qui reste dans la passe de Lacan, c’est-à-dire après le dénouement du sens.

La métaphysique de l’action de l’analyste, son ontologie sémantique, vise comme noyau de l’être le désir, c’est-à-dire un sens. Ce noyau atteint par la passe est essentiellement désigné par l’apparition d’un manque-à-être que Lacan appelle la castration. Même lorsqu’il indiquait, que ce noyau était susceptible d’une notation positive, petit a, elle ne prenait pour lui sa fonction qu’à partir du manque-à-être, comme un obturateur du manque-à-être. La passe y est donc encore dominée par l’affaire du manque-à-être, mais coupée de la visée de la reconnaissance puisqu’avec le désir conçu comme une métonymie, sa reconnaissance s’en trouve dévaluée.

À la place de la reconnaissance d’un désir venu à l’être, Lacan installait avec la passe la reconnaissance du manque-à-être, et spécialement la reconnaissance du manque-à-être du désir. C’est pourquoi il notait une déflation du désir dans la passe, où l’on finit par cerner ce moins entre parenthèses (–), et à lui donner valeur de castration. On y cerne également ce qui a permis de faire la soudure entre signifiant et signifié, l’objet petit a. Ce que Lacan appelait la passe reste pris dans son ontologie. Ce n’est que dans son dernier enseignement qu’il y aura un renoncement à cette métaphysique.

Lacan franchira les limites de cette ontologie au moment où il dit Yad’lun, qui n’est de l’ordre ni du manque ni de l’être. Il va chercher ses références bien en-deçà de Descartes et de la métaphysique moderne, chez Platon et les néo-platoniciens. Il s’abstient de dire l’Un est, comme eux-mêmes le font. Il dit y’a, en faisant l’ellipse du il. Cette jaculation désigne une position d’existence et si l’on veut, une redite de la fonction de la parole et du champ du langage réduits à leur racine, au fait pur du signifiant pensé hors des effets de signifié et du sens de l’être.

C’est énorme parce que nous avons appris avec Lacan à reconstituer l’histoire du sujet à partir des aventures du sens de son être. Je ne dis pas maintenant que l’on peut s’en abstenir dans la pratique, mais qu’au-delà, il y a encore un y’a. Il y a le primat de l’Un, alors que ce qu’on croit avoir appris de Lacan, c’est le primat de l’Autre de la parole. Le désir passe au second plan car le désir est le désir de l’Autre. La vérité de la passe donne la clef de la déflation du désir, à savoir que le désir n’a jamais été que le désir de l’Autre. C’est ainsi que cet Autre, qui n’a jamais été que supposé, s’évacue avec la consistance du désir.

Force a été de constater que le sujet se trouvait aux prises avec le Yad’lun, une fois qu’il avait désinvesti son désir. Ce Yad’lun, tel que je le prends ici, est précisément le nom de ce que Freud isolait comme les restes symptomatiques. Avec le primat de l’Un, c’est la jouissance qui vient au premier plan, celle du corps que l’on appelle le corps propre et qui est le corps de l’Un.

Il s’agit d’une jouissance primaire au sens où il n’est que secondaire qu’elle soit interdite. Lacan était même allé jusqu’à suggérer que c’était la religion qui projetait sur la jouissance un interdit que Freud avait entériné. Il allait aussi jusqu’à penser que la philosophie avait paniqué devant cette jouissance faute de penser sa permanence, son existence rebelle à la dialectique. Pour Lacan, c’était à la psychanalyse de cerner cette substance jouissante.

Lacan a pu écrire une phrase que je ne m’explique que maintenant, Autres écrits page 507 : « [...] la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde [...]. » Cela veut dire que la jouissance est le secret de l’ontologie, la cause dernière de l’ordre symbolique dont la philosophie a fait le monde. Il y a une opposition entre ontologie et jouissance. L’ontologie fait sa place à ce qui veut être, et comporte aussi bien le possible, alors que la jouissance est du registre de l’existant. C’est pourquoi Lacan a pu dire, dans son dernier enseignement, Autres écrits page 565, que la psychanalyse contredit le fantasme de la métaphysique — c’est peut-être moi qui ajoute ça –, consistant à faire passer l’être avant l’avoir, pour autant que l’avoir, c’est avant tout avoir un corps.

Peut-on dire que jusque-là le sujet lacanien n’avait pas de corps ? Non, mais il n’avait qu’un corps visible, réduit à la prégnance de sa forme. Est-ce qu’avec la pulsion, avec la castration, avec l’objet petit a, le sujet retrouvait un corps ? Oui mais un corps sublimé, transcendantalisé par le signifiant.

Il en va tout autrement à partir de la jaculation Yad’lun, parce que le corps apparaît dès lors comme l’Autre du signifiant en tant que le signifiant y fait événement. L’événement de corps qu’est la jouissance apparaît comme la véritable cause de la réalité psychique. J’emploie cette expression en me demandant depuis quand nous avons une réalité psychique. Il n’est pas certain que Pythagore, Platon, Plotin, références du Yad’lunde Lacan, en aient eu une. Les scolastiques s’intéressaient surtout à l’Autre divin, et ce n’est qu’à partir de Descartes et de son cogito qu’elles se sont mises à exister.

Cela laisse en suspens la définition du désir de l’analyste. Lacan l’invoquait pour faire passer l’être inconscient, c’est-à-dire refoulé, à l’état accompli. Le refoulé comme ce qui veut être faisait appel au désir de l’analyste pour venir à l’existence. La position de l’analyste, lorsqu’il se confronte au Yad’lundans l’outrepasse, n’est plus marquée par le désir de l’analyste, mais par une autre fonction qu’il nous faudra élaborer par la suite.

11 mai 2011
Texte établi par Christiane Alberti et Philippe Hellebois.