Le Rêve
Le Congrès

Le scandale du corps parlant

Silvia Salman

Silvia Salman

El sueño, esa nieve dulce
que besa el rostro, lo roe hasta encontrar
debajo, sostenido por hilos musicales,
el otro que despierta.

Julio Cortázar (poème de Pameos et Meopas, premier livre de poèmes 1944-58)

J’ai en partie emprunté le titre que j’ai choisi pour intervenir auprès de vous ce soir du Séminaire v, « Les formations de l’inconscient ». Dans ce Séminaire, Lacan parcourt, une à une, les dites formations et, parmi elles, le rêve. Lorsqu’il étudie le Witz, et notamment le Witz freudien, il met en valeur l’effet majeur du mot d’esprit lorsqu’il produit un signifiant nouveau (famillionnaire). En tant qu’il s’agit de quelque chose de nouveau dans le dire, ce phénomène inattendu apparait comme un scandale de l’énonciation[1]. En effet, c’est un scandale. Et tout particulièrement, pour soi-même. Comment cela a-t-il pu sortir de moi ?

Le rêve a aussi quelque chose de scandaleux. Les moyens insoupçonnés par lesquels le rêve se tisse peuvent aboutir à des énigmes, des surprises ou des sursauts que le rêveur tente de déchiffrer comme il peut. Or, l’impulsion à l’interpréter ne nous fait pas oublier que le rêve lui-même est l’interprétation d’un réel qui surgit. Oh combien plus scandaleux, peut-être plus près de ce réel que l’on prétend méconnaitre, ce réel qui perturbe et qui reste opaque à tout ce qui est de l’ordre de la figurabilité. C’est le scandale du corps qui parle dans le rêve.

C’est pour cela que, de ce précieux texte qui fait l’argument de notre prochain Congrès, je souhaite mettre en relief un divin détail, tout simple, facile, mais non moins problématique. Lorsque Silvia et Fabian reprennent le caractère hasardeux de notre pratique que Lacan pointe dans l’Ouverture de la Section clinique, ils nous proposent d’interroger à partir de notre expérience singulière, de quelle manière le rêve vient à chaque fois rendre compte, ou pas, d’un réel pour chacun,[2]ce qui met au premier plan que pas tout rêve ne rend compte d’un réel.

Quand je l’ai lu, j’ai eu l’impression que sur ce point se concentrait ce que ce Congrès de l’AMP tente d’orienter. Le rêve au singulier, un rêve qui peut nous rapprocher de ce réel qui nous habite. Soit que le rêve contienne ce réel, soit qu’il le contourne, soit qu’il le pointe. Il faudra donc explorer les différentes modalités de nouages du rêve et du réel.

 

Lalangue du rêve

Chacun crée lalangue qu’il parle, chacun crée le rêve avec sa propre langue. Alors, comment lire dans le récit, lalangue du rêve?

Un rêve constitue une équivoque[3]… qui se soutient du tissu même de l’inconscient. C’est ainsi que Lacan démarre sa première leçon de son séminaire xxiv, dans lequel il se propose d’interroger, ainsi qu’il l’avait entrepris depuis quelques années, le statut de l’inconscient jusqu’à y introduire un au-delà.

Une nouvelle perspective sur le trébuchement [bévue] apparait. Si les bévues de l’inconscient étaient conçues comme des déplacements dans le langage d’un mot pour un autre (Le Séminaire, livre xi), dorénavant la bévue, au singulier, vise la manière dont le rêveur se trouve imprégné par une parole particulière, cette « une équivoque» est une première trace qui devient équivoque par la façon dont il lui a été instillé un mode de parler.[4]

Lire dans le récit du rêve cette langue singulière, lire dans son texte les débris déposés en fonction de la façon dont lalangue a été parlée et entendue par tel ou tel dans sa particularité, suppose de rester dans le champ du langage, mais en se réglant sur sa partie matérielle, c'est-à-dire sur la lettre au lieu de l’être.[5]

En raison de cela, nous devons concevoir une écoute de l’analyste qui se situe, tant au niveau du récit du rêve, là où les éléments prennent du sens au regard du discours de l’analysant, qu’au niveau de ce qui insiste au-delà du sens. Cette insistance s’appuie sur la matérialité même du signifiant, une fois que le sens vieillit, se fane, s’évanouit[6] et peu à peu se tait, aussi dans les rêves.

L’écoute de l’analyste, celle que nous pouvons distinguer comme l’« écoute lacanienne » circule entre les deux, entre le sens et l’insistance matérielle du signifiant, et c’est là que réside la puissance de sa propre opération.

 

Les usages

Les rêves choisis par les ae pour rendre compte de la fin de l’analyse nous apprennent quelque chose sur le vidage de la signification qui, comme le dit Jacques-Alain Miller, n’est point « nuit fermée » mais plutôt effort de formalisation. C’est là que peut s’explorer la dimension d’usage du rêve que notre Congrès se propose d’étudier et qu’Éric Laurent a défini comme un instrument pour le réveil.[7]

Alors, les usages du rêve devront aussi être pris au singulier. Quelques fois il s’agit d’une scène qui peut se réduire à une lettre ; d’autres fois, d’un signifiant nouveau, inédit, du fait de ne pas appartenir à l’ensemble des signifiants de la langue du rêveur. Aussi, ce qui réveille dans un rêve de la fin peut être la présence d’une absence, en pointant ainsi le vide de tout sens possible. Cela peut aussi être la présence d’une absence qui réveille dans un rêve de fin d’analyse, indiquant alors le vide du sens. En tout cas, chacun de ces rêves écrit un mode propre de conclusion du travail analysant, mettant en relief qu’au-delà de l’Autre, y compris l’analyste, ils parlent pour eux-mêmes.

Ces rêves qui surgissent, notamment à la fin de l’analyse, sont des rêves qui n’appellent plus au déchiffrement, ni n’attendent rien de l’Autre, mais constatent plutôt que quelque chose a été désinvesti, a été lâché, est sorti…

Dans cette perspective, nous pourrons explorer l’usage logique du rêve, tant du côté de l’analyste que de l’analysant. Ne pas se priver d’en user logiquement, c’est-à-dire, d’en user jusqu’à atteindre son réel, au bout de quoi il n’a plus soif[8], peut s’avérer l’une des manières que l’inconscient trouve, dans sa dimension réelle, pour tarir à chaque fois, le sens joui et pâti de toute une vie. Quand ceci advient, l’inconscient prend le corps tout entier, et ceci, Un le sait, un-même[9].

Traduction de l’espagnol par Adela Alcantud, Adriana Campos, Isabel Ramírez.

NOTAS

  1. Lacan, J.: Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient (1957-1958), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1998, p. 28.
  2. Baudini, S. y Naparstek.F.: Argument du XII Congreso de la amp, Le rêve, ses usages dans la cure lacanienne.
  3. Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, leçon du 16 novembre 1976, Inédit.
  4. Lacan, J.: “Conférence à Genève sur le symptôme”, La Cause du désir 95, Avril 2017, p. 12.
  5. Miller, J.-A., “L’Orientation lacanienne. L’Un tout seul”, (2010-2011), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 25 mai 2011, inédit.
  6. Miller, J.-A., op. cit., cours du 4 mai 2011, inédit.
  7. Laurent, E.: Intervention à la Soirée de l’AMP à Paris, ECF, le 29 janvier 2019.
  8. Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p.15
  9. N. du T.- En espagnol, « un » peut être utilisé aussi comme « on » en français. « Un » peut aussi être utilisé à la place de « soi » ( sí, uno) dans le syntagme « soi-même » (símismo, unomismo).